L’homme sensible

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Eclairage

Un récit conduit à éclairer à partir de quel événement un homme, Gilbert, vient à entreprendre un cheminement intérieur, qui le conduira à se réapproprier, à travers son histoire de vie, sa sensibilité d’homme.

Ce témoignage est aussi une illustration de ce que chaque humain porte d’intériorité, potentiel qui ouvre à une dimension plus profonde de soi-même.

L’homme blessé

Depuis des millénaires, l’activité humaine intègre la nécessité de se défendre de l’environnement comme l’un des fondements même de la survie du groupe. De ce que l’on imagine, et pour partie de ce que les archéologues retracent des conditions d’existence dans la préhistoire, les hommes ont mené cette lutte pour assurer leurs ressources, leur protection contre la nature, les animaux, leurs semblables. Le regard idyllique sur un lointain passé qui aurait été un âge d’or où les hommes auraient vécu en harmonie avec la nature fonde une partie de notre imaginaire collectif. Mais il ne résiste pas à une étude plus sérieuse ; les hommes ont eu à s’adapter à un environnement le plus souvent inhospitalier, devant se protéger par un habitat d’abord rudimentaire, devant subvenir à leurs besoins élémentaires par une activité de cueillette, de chasse utilisant essentiellement leurs capacités physiques. Les conflits de territoire et de possessions faisaient partie de ces conditions d’existence.

À mesure que la civilisation avançait, les guerres prirent la place que tous les écoliers connaissent : une part importante dans l’attention et surtout la mémoire des populations et … des historiens. Combien de monuments furent érigés en souvenir d’une bataille (victorieuse), d’un général (vainqueur) ! Nos villes sont remplies des traces des guerres, à travers l’architecture, les noms de rues, d’avenues, de stations de métro … Il y a peu d’écho des défaites, peu d’écho sur les traces intérieures des guerres qui n’ont cessé de jalonner l’histoire humaine.

C’est que les guerres portent à la fois la gloire des vainqueurs, de la constitution progressive des entités nationales et étatiques, les mythes propres à chaque pays et à chaque population ; elles portent aussi une histoire tue, celle des défaites, des champs de bataille, des exactions, des massacres, tout simplement de la souffrance et de la mort.

La sensibilité refoulée

Souffrance et mort sont magnifiées dans l’apologie du sacrifice des soldats au nom de la patrie ; elles sont souvent oubliées, refoulées dans la chair et la mémoire des combattants. Qu’en est-il alors lorsque la défaite fait disparaître l’image de l’héroïsme ! ou lorsque le combat paraît avec le recul un combat non juste. Le combat et les combattants entrent dans le refoulé collectif.
Dans une perspective psychique, la situation de guerre et ses conséquences ont un intérêt majeur ; elles révèlent plus distinctement ce qui ne le serait que plus difficilement. La guerre est l’activité virile par excellence dans l’imagerie populaire collective : les hommes ne viennent-ils pas de Mars et les femmes de Vénus comme chacun le sait ? La force physique est l’apanage de l’homme auquel le partage traditionnel des tâches, des comportements psychiques, des valeurs attribue la combativité, l’endurance, l’esprit de compétition. Plus discrète est l’image de l’homme sensible ou de l’homme blessé.

La sensibilité s’éveille

Gilbert a quarante ans ; la première fois où je le vois, il est accompagné de son fils Adrien et de sa femme, Carole. Le rendez-vous a été pris par Carole, de façon un peu urgente. Dans le bureau où habituellement un seul fauteuil est installé en face du mien, j’ai installé deux autres sièges pour la circonstance. Carole s’est assise face à moi et c’est par elle que je comprends la raison de ce rendez-vous. Adrien a subtilisé à sa tante un chèque qu’il a utilisé pour s’acheter, à la maison de la presse, des revues … d’informatique. Adrien parle peu, pour répondre aux injonctions de sa mère.
Gilbert reste silencieux ; il écoute avec une grande attention les propos de sa compagne ; son regard et son sourire manifestent qu’il est partie prenante à cet entretien. Je ressens et je comprends que cet entretien est en lui-même une unité permettant un rappel à la loi devant témoin ; Adrien a présenté ses excuses, il a remboursé sa tante ; il s’est offert une transgression, le vol de la sœur de sa mère ; qu’avait-il besoin de prendre de l’univers maternel ?

Transgression bien sérieuse : il s’est acheté des journaux d’informatique ! Il s’est arrangé –inconsciemment- à ce que le vol et son exécutant soient découverts. À la fin de cet entretien, j’ai la pensée que mon intervention est terminée et je laisse ouverte la suite en décrivant les hypothèses possibles : le rappel à la loi prononcé, le trio familial peut poursuivre l’œuvre éducatrice sans mes services ; si le besoin est ressenti, nous pouvons reprendre rendez-vous pour poursuivre l’échange familial devant témoin ; Adrien peut venir parler seul ; Carole, qui était bien la demandeuse de ce premier rendez-vous peut aussi envisager un espace de parole.

Le choix d’aller puiser en soi

Et lorsque j’énonce aussi l’hypothèse d’un temps de travail personnel pour Gilbert, j’obtiens la seule réaction directe et spontanée de ce père, négative et amusée :  « Tiens ! Je n’y aurais pas pensé ! Pourquoi pas moi ? » Quelques jours après, je reçois un appel téléphonique d’Adrien me disant qu’il a bien réfléchi et qu’il n’a pas besoin de reprendre rendez-vous. Je pense l’affaire classée d’une façon plutôt satisfaisante.
C’est plusieurs mois après que j’accueille une demande de rendez-vous de la part de Gilbert, ce dont je suis plutôt surpris. Commence alors un travail personnel dans lequel Gilbert évoquera son histoire, l’histoire familiale, qui résonnait avec l’attitude de Carole : une histoire négligeant d’entendre et de reconnaître la place de Gilbert, sa parole, son besoin, sa sensibilité, son apport.

C’est ce chemin de reconnaissance et de maturation que venait de prendre Gilbert, cette qu’il venait d’ouvrir à lui-même.