Le Mat

La carte du Mat – l’humain en chemin, le pèlerin

Leila : « Regarde d’abord celui qui fait le chemin du Tarot, la carte du pèlerin, celui qui marche, regard vers le haut, cherchant un signe, un guide, une parole dans le silence blanc du manque … du nombre. Il est poussé de l’intérieur, aspiré par l’avant, inspiré par une quête … celle du Mat – Amor, cherchant un amour qui apporterait réponse – au moins apaisement à l’angoisse de la mort – amor, à mort, amour. Fou du manque qui tenaille et fait souffrance, fou de ne pouvoir savoir ni s’en remettre à quelque force que ce soit, sinon à lui-même.

L’image

Sac de chair sur l’épaule, il marche ; culotte dégrafée – négligence ou marque de vulnérabilité laissant apparaître la dimension charnelle de son corps mais aussi sa matérialité. L’homme est aussi matière et il doit prendre en compte ses besoins matériels. Il est poussé par un animal, couleur chair striée. La bête ressemble à un chien, pattes dressées et posées – délicatement ? – sur la peau du marcheur. Oreilles dressées, vif et à l’écoute, si cet animal est un chien, il symbolise dans l’imagerie du Moyen Âge un animal de compagnie : « Le chien était autant présent au Moyen Âge que de nos jours. Il accompagnait les hommes partout et les assistait principalement pour la chasse sous presque toutes ses formes, assurait la sécurité ou leur tenait simplement compagnie. »*.

Vient-il souligner la dimension animale de l’être humain, toujours aux aguets, dont une part a été domestiquée depuis tellement de générations, mais qui continue à porter quelque chose des instincts de ses si anciens ancêtres, comme le chien garde quelque chose des instincts du loup ? Que recèle effectivement la couleur chair : sa dimension animale ? Sa ressemblance avec une part de l’Humain ? La proximité de cet animal avec les hommes en a fait le compagnon de celui qui s’occupe et garde les autres animaux : « Les bergers et les pâtres sont presque toujours figurés avec un ou plusieurs chiens »**. Le partage de la condition animale pousse-t-il l’Humain en un chemin particulier ? Est-ce l’Humain qui entraîne une trans-formation de la part animale ? Le chemin du Mat – montre le Tarot – est inséparable de la part du mammifère qu’il est et qu’il porte : couleur chair de l’animal, de la cuisse, du sac à l’épaule, du visage, des mains.


La mythologie du Tarot énonce que ce sac couleur chair contient le jeu de Tarot … sac de chair, sac d’os et de chair … le corps
humain … sac contenant un jeu symbolique d’arcanes …
Le Mat est-il alors le gitan nomade lisant la bonne aventure – à la recherche de cette Bonne Nouvelle ? … Il est l’Humain poussé, par le ressenti de la solitude ontologique de l’homme, dans une quête cherchant à combler une incomplétude béante … sage qui cherche, dans l’expérience de son humanité, la connaissance du sens : le sens de l’incarnation.

Ce que les personnages du Tarot tiennent en mains est symbolique : sceptre, crosse, épée, aiguière et aussi bâton, bâton de marche. Le sceptre parle de pouvoir (extérieur ou intérieur), la crosse d’autorité spirituelle (intérieure) ou religieuse (extérieure), l’épée sépare, tranche et révèle, l’aiguière reçoit, transporte et transmet. Le bâton soutient et redresse – montrant pour l’Humain la verticalité, celle signifiée par l’arbre dont il est coupé, entre ciel et terre. Le Mat tient deux bâtons. Celui, curieux, posé sur ses épaules, est un support dont la blancheur interroge : est-il substantiel ou immatériel ? Ce bâton horizontal porte ce sac de chair – sac d’os ou sac d’arcanes ? Il est maintenu en équilibre sur le dos du voyageur par cette main, manifestant trois plus un doigt, soit quatre. Le bâton blancheur sépare le corps de la tête : frontière de dissociation ou lieu de la tension de l’unification ? Il est séparé en trois tronçons, séparés par deux pastilles blanches, l’une tenant lieu de pomme d’Adam, à la gorge du Mat : la gorge aurait-elle à trouver des paroles qui soient capables de remplir ce vide, qui pousse à combler, à aller chercher … ?

Mat ? Fou de folie, fou du roi ? Fou de cette quête de remplir le vide de sens ? Ligne de force qui aspire vers l’avant tandis que le regard vise la vastitude du ciel, à moins que ce ne soit sa vacuité … L’arcane sans nombre partage avec l’arcane sans nom – XIII – cette dynamique d’un bâton orienté d’un angle proche de 66°30, l’angle d’inclinaison de l’axe du globe terrestre. Son corps manifeste une courbe, indique l’élan, depuis le centre d’un rayonnement qui porte vers l’avant, en dessinant cette croix de Saint André, tracée par l’intersection du bâton et de sa jambe droite : symbole de l’homme en mutation, de l’homme crucifié, pêcheur (André), frère de Simon dont le Christ fit son disciple (Pierre), l’Humain faillible, à qui il confia son église – la réunion des Humains en quête de spiritualité.

L’expérience humaine est marquée de l’incomplétude. Qu’il s’illusionne, fuie, nie ou dénie, ou qu’il affronte ce vide, l’Humain vit l’expérience d’un creux qu’il cherche à combler, dans une course effrénée, dont seulement le rythme et l’intensité fluctuent selon les moments et les personnes. Expérience de la faim (matérielle et affective) chez le nourrisson, expérience de l’insatiable accumulation de biens, à mesure que le niveau de vie augmente et que la satisfaction décroît. Expérience relationnelle où l’autre ne saura jamais répondre en temps et heure au point de combler de façon définitive … Chez les Humains, le manque génère le besoin, le besoin génère le désir. L’activité humaine réside dans cette tension existentielle du manque au désir, dans ce mouvement de quête de satisfaction, qui, juste atteinte, révèle l’instantanéité de l’apaisement, son impermanence : l’état obtenu fuit avec le temps, renouvelant le ressenti du manque. Quête des Hommes à travers les besoins, du plus élémentaire au plus élevé : Louis-Claude de Saint-Martin, spiritualiste du XVIII° siècle, évoquait « l’homme du torrent », errant à travers les expériences de la vie, passant de manques en errances, de recherches en satisfactions éphémères et frustrantes. La souffrance l’humanise et l’élève : il finit par percevoir qu’au profond de la course dans le torrent, s’élève la quête essentielle de ce qui pourrait lui apporter la paix de l’âme, la compréhension de l’intelligence mais surtout la lumière de l’esprit. Le Mat est à l’image de cet « Homme de Désir », transporté pour ne pas dire bousculé, chahuté par les aléas de la vie, à la recherche du sens, au moins … d’un sens. Sens, juste un « s » prononcé qui permet de quitter la brûlure du « sans », cautérisant la blessure ouverte, pour que le « sang » irrigue le corps et vitalise l’âme … Un « s » prononcé qui est sans doute le « s » de l’esprit qu’il s’agit peut-être d’écrire S-prie.

L’absence du nombre

Dans cet arcane du Tarot, le nombre qui marque la qualité de l’esprit est absent, vide, creux. Arcane sans nombre … Homme qui chemine, portant son ombre, mêlant celle de l’histoire de ses aïeux, de ses parents, de son existence … Le regard vers le ciel, le corps dans l’élan du chemin, il tient un bâton blanc, dont on se demande s’il est concret, pour porter ce sac de chair … ou si ce bâton est juste la marque de la césure, de la séparation, de la dissociation, du manque … Tenu en main droite, le bâton couleur or pur est un appui, initié à même le sol, la terre, l’expérience terrestre, s’élançant vers la croisée avec l’autre bâton, mais plus haut encore, vers la croisée avec l’élan de son regard … Point d’union, tension qui élève de la terre et de l’Homme vers le haut, vers le ciel, vers « le sans » : … la case du nombre est vide. A la limite de la folie, une souffrance déchire la psyché, met en danger mais porte vers le haut, vers le sens qui soit à même d’emplir le « sans ».

L’esprit s’est retiré. Le manque crée la souffrance, la souffrance devient le moteur d’un chemin qui crée la conscience. Le paradis est perdu, l’esprit est perdu. L’originel, imaginaire ou réel, l’unitaire qui absorbe et retient dans une conscience non différenciée, ne sont plus. L’homme, l’Humain en chemin, n’a d’autre issue que de prendre la route, en quête, enquête de ce que représente cette épopée. Le regard capté vers un point du ciel, devant, haut, mais les pieds assurés du pas qu’il choisit de faire, dans l’élan du mouvement de son corps, en quête d’unité : unité de son corps et de sa tête, unité de l’ombre et du nombre qui doit bien révéler une lumière : lumière de direction, lumière d’intelligence, lumière de sens. L’Homme de Désir a com-pris que la quête se fait sur terre, dans le corps, par ce sac de chair qui enferme le « se – crée » : corps de bête, réalité de son corps au fondement nu qui cache le secret. Comme le fou du roi, il est prêt à s’autoriser toutes les atteintes aux convenances, aux autorités établies, aux préséances rigides, pour manifester une vérité humaine jusque-là tue.

Le nom de l’arcane

Le Mat – parfois nommé le fou – est ce personnage unique, privilégié mais insécurisé, qui avait pour fonction et rôle d’amuser, faire rire. Il divertissait, en s’autorisant l’insolence, au milieu de l’obséquiosité, de la flatterie, du conformisme et de l’obéissance intéressée. Conseiller du roi, il devait tenir le délicat équilibre entre l’humour moqueur mais point trop railleur et la critique utile, regard décalé sans être blessant. C’est que le fou devait savoir amuser et être conseiller du roi. Seul il pouvait se moquer sans conséquence … à condition d’oser et de savoir ne pas aller trop loin. En alchimie, le fou devient le symbole représentant le dissolvant, l’action de décomposition, l’œuvre au noir.

Le Mat est image de quête, de recherche, entre errance et folie, entre insouciance et liberté. C’est que le Mat s’est libéré des contraintes et autres impératifs, sociaux, moraux, hiérarchiques. Est-il en Occident ce que sont les Sannyasins orientaux ? Renonçant à la vie courante, il entre dans une autre marche : chercheur spirituel, il consacre sa vie à la recherche de l’esprit, hors caste, dans la liberté intérieure qu’ouvre sa quête, hors des prédicats des maîtres de tous poils … dans la liberté et la recherche d’une vérité qui décape et dissout les constructions, certes morales et sociales, mais aussi collectives, personnelles, culturelles, mentales, émotionnelles. A l’image encore des Atsara, ces individus irrévérencieux et provocateurs qui amusent le public, lors des festivals de danse sacrée (les Tschechu) des vallées bhoutanaises. Ses plaisanteries osées, attitudes et mimes provocants sont là pour moquer et bousculer les convenances morales, sociales et religieuses. Il est le clown qui manifeste ce que l’étiquette interdit ou désapprouve. Il est l’un de ces fous divins, affranchis des règles convenues. Il fait rire, amuse, inquiète, libère. Il faut bien être un peu fou pour « prendre un autre chemin qu’eux » … graine de folie, cri d’indépendance, au risque de la solitude, prix de l’autonomie et de la liberté.

L’image du Mat du Tarot est aussi dans cette tradition de l’homme libre, en quête de la liberté suprême, celle qui reconnaît à la fois l’humanité la plus matérielle et l’esprit le plus pur … objet ou plutôt sujet de sa quête, en quête d’être libéré. Ne faut-il pas avoir parcouru un tel chemin pour avancer dans ce chemin ? Ou bien être un peu (totalement ?) fou au regard habituel ? Ou d’une sagesse déjà éprouvée et expérimentée ?

Le Mat, porteur de cette tradition, porte également sa marotte – bâton faisant office de sceptre. Plutôt que son bâton, c’est sa propre tête qui est surmontée d’un chapeau curieux, muni d’un grelot -curieuse coiffe qui ferme ses oreilles au brouhaha extérieur, pour s’ouvrir à l’entendement intérieur. La coiffe aux cheveux d’or est surmontée d’un rouleau central et d’une double mèche élancée vers le ciel, formant, en réceptacle, une coupe, pour recevoir les ondes célestes telle une antenne, symbolisée par ce rouge grelot, qui prévient de l’approche de la folie, en même temps qu’il touche à l’ordre de l’esprit dont il n’est séparé que d’un infime espace.

Le Mat est l’Humain, privé de la lecture du nombre, dans l’épaississement charnel de l’esprit, poussé par l’expérience de la chair, le regard et l’élan happés par l’attraction de l’esprit qui puisse emplir le vide. Il vit l’expérience psycho-corporelle et psycho-spirituelle du chemin de l’incarnation. Distance du vide d’un bâton blanc qui marque une séparation, présence sagittale d’un bâton couleur or … Humain créant un sentier où la séparation et le manque ont déjà construit la prise de conscience et la responsabilité : telle est l’image du Mat.

Le Mat en tirage

Le Mat représente le consultant, celui qui « interroge » le Tarot, l’Humain en chemin. C’est aussi le chemin, aller de l’avant, dans un parcours qui se crée à mesure des pas librement choisis. C’est encore ce qui pousse à entrer dans le chemin, donc ce qui fonde la quête, la recherche de sens ; en un mot la quête. Profondément, c’est l’arcane de l’Humain en chemin, portant ses contradictions. Tête séparée du corps, regard perdu vers le ciel, il est en attente d’un signe, d’une voix, d’un sens, mû par le désir et l’énergie intérieure de chercher, d’avancer, d’aller dans un élan unitaire.

Lorsque que la lecture montre un potentiel qui a du mal à s’actualiser (Le Mat à l’envers, peut-on dire), c’est la difficulté à avancer, le doute, l’hésitation ou encore le refus d’avancer, l’envie régressive, la peur du vide, l’angoisse du vide de sens, la crainte de la folie.

Extrait : pages 24- 31

La Voie de l’Être

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